Entretien avec Ravi Subramanian, senior vice-président et directeur général des solutions de vérification des circuits intégrés chez Siemens EDA

Le 05/03/2021 à 7:28 par Camille LE FLOCH

Ravi Subramanian identifie les dernières tendances en matière de semi-conducteurs, ainsi que les facteurs conduisant ces tendances, la manière dont elles affectent la conception des puces et la vérification fonctionnelle, mais aussi pourquoi il est optimiste sur la vérification assistée par ordinateur. 

Je voudrais commencer par un fait qui n’est pas nécessairement connu. Un rapport d’IDC publié l’année dernière a mis en évidence des changements importants dans les bénéfices de l’industrie des semi-conducteurs. Ces dernières années, les bénéfices nt évolué des logiciels vers le silicium et le matériel technologique.

Légende : Le graphique d’IDC souligne le phénomène d’évolution des bénéfices industriels de l’économie américaine vers les semi-conducteurs et le matériel technologique au cours de la dernière décennie. Source : IDC
 

Le graphique d’IDC montre un changement important dans la façon dont les bénéfices ont significativement évolué vers le matériel technologique et les semi-conducteurs au cours de la dernière décennie, alors que l’industrie électronique contribue de plus en plus au PIB mondial avec l’entrée dans l’ère de la numérisation.

Malgré la COVID, la croissance observée sur des marchés spécifiques du semi-conducteur est d’une différence notable par rapport aux ralentissements précédents observés sur l’industrie des semi-conducteurs en 2000 et 2007.

Tant que nous suivons une politique monétaire relativement laxiste dans le monde entier, nous devrions voir émerger trois tendances en 2021.

Premièrement, nous devrions assister à une croissance significative des semi-conducteurs développés par des entreprises qui ne sont pas traditionnellement spécialisées dans ceux-ci, ce qui se reflète dans l’augmentation rapide des dépenses de R&D pour le développement de semi-conducteurs par des entreprises non spécialisées dans les semi-conducteurs.

Deuxièmement, des investissements massifs sont actuellement réalisés dans des secteurs où les données sont recueillies, traitées et analysées, soit à la périphérie, soit au cœur de différents réseaux. La charge de travail de ces secteurs évolue pour traiter les données, obtenir des informations sur les clients et la façon dont ils utilisent les produits. Ces domaines stimulent l’économie des entreprises et sont les plus grands bénéficiaires. Par exemple, les hyperscalers (également connus sous le nom de « baleines ») s’avèrent déjà les acteurs les plus importants de ce segment et continueront de croître.

Enfin, le marché des semi-conducteurs va s’étendre et s’accélérer au cours du second semestre de l’année, à mesure que la vaccination mondiale contre la COVID fera ses preuves. La plupart des analystes et des économistes anticipent une reprise économique synchronisée. Cela signifie que plusieurs régions du monde évoluent de façon synchronisée, contrairement à une situation où dans certaines parties du monde, les marchés se développent et dans d’autres, ils stagnent. Lorsqu’une reprise économique synchronisée se produit, la croissance des semi-conducteurs augmente de façon spectaculaire en termes de taux de croissance, principalement parce que le PIB augmente également de façon considérable.

 

Question : Vous avez dit que les moteurs de cette croissance sont le traitement et l’analyse des données. Pour être plus précis, quels marchés verticaux seront les principaux contributeurs ?

RS : Le marché de la 5G est l’un des marchés verticaux connaissant aujourd’hui la progression la plus rapide. Des entreprises comme Qualcomm et MediaTek font état d’une augmentation des revenus due à leurs semi-conducteurs 5G qui alimentent de nombreux secteurs différents. Le marché de la 5G consiste réellement à permettre la mise en place de nouveaux réseaux pour un grand nombre secteurs, au-delà de l’audio et de la vidéo grand public, notamment les usines, les jeux, les soins de santé et les transports.

Le deuxième marché vertical est le marché de l’IoT industriel. C’est le volet de l’industrie des semi-conducteurs connaissant la progression la plus rapide. L’IoT industriel désigne l’utilisation de semi-conducteurs dans des environnements de fabrication où les puces sont des capteurs, des contrôleurs et des ordinateurs intégrés dans la fabrication de produits. Il s’agit de puces de PC industriels ou d’automates programmables (PLC). L’automatisation industrielle accélère la transformation numérique, ce qui représente une opportunité impressionnante pour les semi-conducteurs, où il existe de nombreux systèmes anciens ou à l’abandon, ainsi que de multiples systèmes entièrement nouveaux.

De nouveaux systèmes sont créés pour améliorer considérablement l’efficacité de la fabrication et réduire les coûts de fabrication afin de concevoir des produits de manière beaucoup plus efficace. Cela va des systèmes destinés au conditionnement agroalimentaire aux avions et aéronefs de nouvelle génération, comme les jets privés électriques, en passant par tout le reste. Les systèmes de fabrication constituent un secteur de forte croissance pour la décennie à venir. Leader de l’automatisation industrielle, Siemens est à la pointe de la transformation numérique de ces secteurs.

Le troisième marché vertical est le monde des centres de données, qui comprend les entreprises spécialisées dans le traitement de charges de données. Par exemple, des entreprises de médias sociaux comme Facebook, Instagram ou Google, ou des sociétés de commerce en ligne, fournissent des services avec des moteurs de recherche, et soutiennent la connectivité entre les personnes pour créer des réseaux sociaux et des écosystèmes autour des réseaux sociaux axés sur la recherche et le commerce. La demande augmente rapidement en raison de l’adoption croissante d’interfaces de communication audiovisuelle qui créent des expériences uniques. Les besoins de calcul dans le monde des centres de données augmentent et changent de façon spectaculaire, ce qui entraîne une exigence de semi-conducteurs de plus en plus puissants. La question cruciale ici est que le volume de données et la puissance de calcul sont si importants que l’efficacité devient primordiale pour déterminer la taille du centre de données à construire. Un nombre croissant d’entreprises dans ce secteur, telles que Google, Microsoft et Amazon, développent leurs propres puces afin d’obtenir une efficacité de calcul bien plus élevée avec des charges de travail nouvelles et diverses, mais également une empreinte énergétique beaucoup plus efficace. Si vous examinez les dépenses de R&D de ces entreprises et ce qui conduit la demande accrue en R&D, tout se résume à une charge de travail hautes performances et à faible consommation d’énergie pour traiter les données du centre de données.

Le dernier marché est celui des transports. Le public peut se référer à l’automobile, mais je préfère l’appeler transports. Ce secteur englobe l’automobile, la robotique et les véhicules autonomes. Il s’appuie sur la sûreté et la sécurité. Il inclut l’assistance au conducteur, les systèmes de sécurité dans les voitures, les systèmes dans les drones, les systèmes et les robots qui fournissent un mécanisme de transport dans un environnement plus autonome, plus électrique et davantage soumis à des contraintes de sécurité.

 

Q : Dans tout cela, la COVID a-t-elle joué un rôle ?

RS : La COVID a provoqué l’essor du télétravail, lequel a stimulé les ventes de centres de données, de matériel de mise en réseau, de mémoire, ainsi que d’ordinateurs portables et de tablettes nécessaires au bureau à domicile. Des secteurs technologiques et des catégories de semi-conducteurs spécifiques se sont très fortement développés.

D’autre part, en raison de l’impact de la COVID sur la chaîne d’approvisionnement, ainsi que d’autres éléments affectant l’industrie automobile, cette dernière a connu l’une de ses pires années. Elle amorce à présent sa reprise, mais la COVID a fait clairement ressortir que tous les secteurs technologiques ne sont pas égaux. Certains bénéficient d’une croissance plus forte en raison des composantes de l’environnement dues à la COVID.

Une certaine normalisation est en cours actuellement, mais les dépenses en produits de consommation traditionnels et en biens de consommation durables ont été freinées jusqu’au début de la période des fêtes, où les ventes ont considérablement augmenté. Pour la majeure partie de l’année, le PIB a subi une baisse importante en raison de la réduction des dépenses. Aux États-Unis, les dépenses de consommation correspondent à environ 65 % du PIB. Une grande partie de la baisse du PIB est donc liée à la diminution des services et des dépenses de consommation. La COVID a eu un impact sur certains secteurs. Selon certains, elle aurait accéléré le tout numérique.

 

Q : À la lumière de cette croissance explosive prévue, comment l’EDA et Siemens EDA vont s’adapter ?

RS : Durant la majeure partie de son histoire, l’EDA a été liée aux dépenses de R&D des fabricants de semi-conducteurs. À l’avenir, l’EDA ne se limitera pas aux budgets de R&D des seuls fabricants de semi-conducteurs. À la place, elle reposera sur les dépenses de R&D des entreprises non spécialisées dans les semi-conducteurs. Nous avons évoqué l’automobile et les hyperscalers, mais plusieurs autres secteurs d’activité comptent également des semi-conducteurs. Aussi, un nombre croissant d’entreprises de systèmes fabriquent des produits intégrant des semi-conducteurs. Toutes ces activités élargissent le marché de l’EDA.

Il est capital pour l’EDA d’adopter une perspective systémique et d’intégrer la notion de cycle de vie des produits dans la gestion des produits électroniques. La perspective systémique ne se limite pas aux semi-conducteurs, mais inclut la carte, le boîtier, les modules sur lesquels ils sont installés, les systèmes dans lesquels ils sont intégrés, l’environnement dans lequel le système est exécuté.

L’EDA doit assurer tous ces livrables. Par exemple, les constructeurs automobiles ont besoin de savoir comment un dispositif particulier se comporte dans une voiture circulant dans divers types de trafic et conditions environnementales. Aujourd’hui, ce problème est résolu en recueillant des tonnes de données du monde réel ou de scénarios synthétisés. Les scénarios de systèmes doivent être présentés dans des environnements qui modélisent le fonctionnement de la puce et des logiciels qui y sont exécutés. Il est impératif de regrouper la perspective systémique et d’encapsuler la puce, le logiciel, le capteur, le système et l’environnement.

La validation et la certification des systèmes sont cruciales. Pour ce faire, un environnement virtuel est créé pour tester et démontrer les scénarios dans lesquels ces puces fonctionnent, les logiciels dans lesquels elles doivent opérer, pour valider et certifier la puce, ainsi que les logiciels exécutés dans ces environnements selon un niveau de confiance donné.

La sûreté et la sécurité sont des aspects tout aussi importants que les fonctionnalités de base du produit. Il est de plus en plus difficile de les dissocier, ce qui fait de la certification virtuelle une étape obligatoire et alimente la notion de jumeau numérique, le thème sous-jacent d’une perspective systémique.

Cette perspective n’est pas propre à Siemens. Siemens a certainement été pionnier de l’orientation de la vision autour du jumeau numérique. Aujourd’hui, il existe des jumeaux numériques pour les voitures, les moteurs à réaction, les avions, ainsi que pour différentes parties du corps humain. Bientôt, nous aurons des jumeaux numériques pour les systèmes biologiques, les systèmes électriques et les systèmes mécaniques.

La prochaine frontière pour l’EDA est celle où la perspective systémique et le jumeau numérique entrent en jeu. En définitive, l’EDA doit faire face à des systèmes hétérogènes à puces multiples qui résulteront des progrès réalisés dans les technologies de semi-conducteurs et de conditionnement, ainsi que des avancées en matière de capacités et de performances accrues.

Ma conviction est que le monde du jumeau numérique, celui des circuits intégrés et celui de la gestion de produits vont fusionner pour définir l’avenir de l’EDA.

En termes de perspectives de croissance du marché sur lequel opère l’EDA, les plus grandes opportunités viennent de la vérification, des puces aux systèmes, en passant par les logiciels. Parmi ces dernières, la vérification et la validation des systèmes est la part de l’EDA qui enregistre la croissance la plus rapide aujourd’hui,
ce qui en fait un domaine d’investissement prioritaire. Il est fondamental de proposer des solutions logicielles, des technologies de simulation/d’analyse dynamiques et des technologies statiques, ainsi que des plates-formes de vérification matérielles, grâce à l’émulation et au prototypage. Par exemple, on assiste à une renaissance majeure de la vérification formelle, ainsi que des technologies de couverture et techniques d’analyse plus systématiques tirant parti de l’IA et du ML.

Dans les plates-formes de vérification assistées par ordinateur, les principaux facteurs sont l’augmentation de la taille des puces, non seulement les solutions à une matrice, mais aussi celles à plusieurs matrices. Un autre facteur est la nécessité d’effectuer une analyse de la charge de travail des logiciels, pas simplement une analyse des fonctionnalités des puces, mais également de la charge de travail que nous leur imposons et de ses implications en termes de performances et de consommation d’énergie.

Plusieurs problèmes peuvent se traduire par des opportunités uniques dans le domaine de la recherche et du développement, par exemple : le logiciel s’exécute-t-il dans différents scénarios ? Pouvez-vous créer des scénarios qui ciblent la puce, et le logiciel se comporte-t-il différemment ? Pouvez-vous utiliser des techniques d’apprentissage pour mieux comprendre comment la puce doit se comporter dans une situation normale ? Quid du matériel et des logiciels ? Et comment doivent-ils s’adapter dans des situations faisant état d’un certain compromis en matière de sûreté ou de sécurité ?

Les questions fondamentales dans le domaine de la sécurité et de la sûreté portent sur les ressources nécessaires, obligeant une redéfinition de la couverture pour la rendre plus systématique et inclure des techniques statistiques propices à une renaissance dans la définition et la conception des expériences.

Dans tous ces domaines, l’IA est une technologie habilitante. L’IA peut être appliquée à tous les domaines en raison du grand volume de données à exploiter. Je pense que l’application de concepts de plus en plus avancés provenant des statistiques et de la stochastique, ainsi que l’intelligence artificielle, vont déterminer la prochaine vague d’innovation de l’EDA.

 

Q : Pour conclure, prévoyez-vous une vague de consolidation sectorielle ou une prolifération de nouvelles entreprises dans le secteur, comme des entreprises dérivées et des startups ?

RS : À l’heure actuelle, les valorisations de sociétés dans l’industrie des semi-conducteurs explosent en raison de la forte croissance et d’une politique monétaire laxiste. Les entreprises ont des devises d’acquisition qu’elles n’avaient pas il y a dix ans et sont capables d’en tirer parti. Si l’on considère la valeur totale en dollars des fusions-acquisitions en 2020, c’est la plus élevée jamais enregistrée dans l’industrie des semi-conducteurs. Il est de plus en plus reconnu que les semi-conducteurs génèrent des bénéfices et, tant que ces prix d’actifs sont en vigueur, je prévois une plus grande tendance à la consolidation pour l’avenir.

Comme le démontrent les trois grandes annonces de l’année dernière : Nvidia-Arm, AMD-Xilinx et Marvell-Inphi. Les prochaines années devraient être marquées par un nombre croissant de fusions, à mesure que les entreprises revoient leur portefeuille de produits en fonction des marchés sur lesquels elles souhaitent se développer et consolider leur leadership.

Un grand nombre d’entreprises ont initié leurs opérations au cours des cinq dernières années, lors de la médiatisation du cycle technologique de Gartner, et développé des puces d’IA et des semi-conducteurs pour l’IA et le ML. Pour l’instant, le nombre de fusions-acquisitions des banques d’investissement augmente considérablement, une tendance non seulement motivée par les fabricants de semi-conducteurs, mais également par des sociétés non spécialisées dans les semi-conducteurs/systèmes acquérant des fabricants de semi-conducteurs. C’est le cas d’Apple, de Google, de Microsoft et d’Amazon. Cette tendance devrait se poursuivre.

Certaines entreprises qui se sont lancées il y a quelques années ne seront plus financées, alors que d’autres continueront de l’être. Il y a une différence fondamentale entre ces deux catégories d’entreprises. Les entreprises de la première catégorie ont conçu une puce, mais ne disposent pas de la charge de travail nécessaire pour évaluer et étalonner la puce pour un secteur particulier. Leur approche a été générique. Les entreprises de la deuxième catégorie ont misé sur un secteur et un marché spécifique, disposant alors d’un ensemble de charges de travail spécifiques. Ces entreprises sont celles qui sont évaluées et qui sont à même de démontrer immédiatement leur utilité pour la charge de travail.

On assiste aujourd’hui à un envol vers la qualité. Autrement dit, le capital suit la qualité des entreprises qui ont démontré leur capacité à concevoir de nouvelles architectures informatiques, une architecture logicielle, et à effectuer une analyse de la charge de travail afin d’apporter une valeur ajoutée unique à cette dernière.

Même si de nombreuses entreprises de cette première catégorie n’existent plus, celles qui ont été les bénéficiaires du programme « Envol vers la qualité » vont continuer à prospérer.

Visitez : Siemens EDA

 

À propos de Ravi Subramanian

Ravi Subramanian est vice-président directeur senior responsable de toutes les solutions de vérification des circuits intégrés chez Siemens EDA. Les activités de la division couvrent les produits de simulation et d’analyse des circuits analogiques, RF et à signaux mixtes, les produits et solutions de vérification et de validation des logiciels et du matériel des circuits intégrés numériques, pour les marchés de l’automobile, de la technologie sans fil, des centres de données et de l’IoT.

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