Couverture ElectroniqueS n°127

Au terme d'une transaction record qui s'annonce houleuse et lourde de conséquences pour toute l'industrie, l'anglais, principal fournisseur de cœurs de processeurs Risc, tomberait dans l'escarcelle du leader américain des processeurs graphiques. L a folle rumeur courait depuis l'été, c'est désormais chose faite : Nvidia a conclu un accord définitif avec le japonais SoftBank, portant sur le rachat de sa filiale Arm, pour un montant d'environ 40 milliards de dollars. Le leader mondial des processeurs graphiques s'offre donc le leader mondial des cœurs Risc disponibles sous forme d'IP (22 milliards de puces à cœurs Arm ont été livrées l'an passé), poursuivant la concentration de l'industrie des semi-conducteurs et soulevant de nombreuses questions pour l'avenir. Longtemps resté indépendant, l'anglais Arm était tombé dans le giron de SoftBank en 2016 pour 31 milliards de dollars. Cette holding japonaise protéiforme, propriétaire d'opérateurs téléphoniques, de sites Internet, de fonds d'investissement et de start-up, doit toutefois se désendetter, d'où la revente d'Arm aujourd'hui. La transaction se fera à la fois par apport de liquidités (12 Md$) et échange d'actions (21,5 Md$), auxquels s'ajouteront 1,5 Md$ distribués aux salariés d'Arm pour faciliter une transition en douceur et 5 Md$ assujettis aux performances financières à venir d'Arm. SoftBank prévoit de conserver une participation inférieure à 10 % dans Arm au terme d'une transaction qui devrait être effective d'ici le début de l'année 2022. Reste à obtenir l'aval des autorités concernées. On sait qu'Arm était au cœur de la guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis et qu'il a été contraint de suspendre la livraison de ses futurs cœurs de processeurs aux fabricants chinois comme Huawei, ce qui menace de bloquer, entre autres, l'industrie locale des smartphones. La situation pourrait toutefois se débloquer suite aux prochaines élections américaines. Pour calmer les inquiétudes britanniques, Nvidia a lancé une opération séduction en promettant la construction sur le campus de Cambridge, où est né Arm, d'un centre d'excellence mondial de recherche en intelligence artificielle incluant un incubateur pour start-up, un supercalculateur flambant neuf et un centre de formation IA pour développeurs. Le site servirait également de tête de pont européenne pour Nvidia, d'où il coordonnerait ses actions envers les universités, industriels et start-up du Vieux Continent. LA NEUTRALITÉ D'ARM EN QUESTION L'autre aval à obtenir pour Nvidia est celui des acteurs de l'industrie des semi-conducteurs dont la plupart ont recours aux cœurs Arm dans leurs composants. Durant son indépendance puis sous la direction de SoftBank, Arm a réussi à maintenir sa neutralité vis-à-vis de ses clients, n'étant pas lui-même impliqué dans la fabrication et la vente de circuits intégrés mais seulement dans la conception et la commercialisation sous licences et royalties de blocs de propriété intellectuelle. Avec Nvidia, ce ne serait plus du tout le cas. L'américain promet bien évidemment de demeurer neutre, mais il est permis de penser que certains de ses concurrents pourraient rechigner à lui signer des chèques pour conserver la possibilité d'utiliser les cœurs Cortex. Toutefois, si Nvidia agit avec doigté, les défections seront sans doute mineures en raison de l'omniprésence de l'écosystème Arm, de la volonté de capitaliser sur des années de développements existants et de la relative absence d'architectures concurrentes. Pointant déjà leur nez dans les ordinateurs Apple et jusque dans les supercalculateurs, les cœurs haut de gamme d'Arm seraient de parfaits compagnons pour les accélérateurs graphiques de Nvidia. En rachetant Arm, Nvidia serait amené à réclamer des licences et des royalties à beaucoup de ses concurrents directs. DES SYNERGIES EN HAUT DE GAMME Si les synergies étaient quasi-inexistantes entre le fournisseur de cœurs Cortex et SoftBank, ce ne sera pas le cas avec Nvidia. Ce dernier entend en effet combiner les briques technologiques des deux entités pour renforcer son propre catalogue, notamment dans le domaine de l'intelligence artificielle. Les deux offres apparaissent complémentaires dans les applications IA haut de gamme, comme dans l'informatique ou l'automobile : les « gros » processeurs graphiques de Nvidia peuvent y être pilotés par des processeurs à cœurs Cortex d'Arm. Ce dernier a en effet étendu son savoir-faire dans le haut de gamme jusqu'à évincer Intel des futurs ordinateurs d'Apple et, même, équiper des supercalculateurs de processeurs à cœurs Risc maison. En milieu de gamme, le mariage Nvidia-Arm pourrait permettre au premier nommé de tenter une percée dans les processeurs pour smart-phones, par exemple. Nvidia ne viendra pas concurrencer Qualcomm à la légère, car il lui manque de nombreuses pièces du puzzle 5G (à commencer par une expertise en radiofréquences), mais pourrait chercher à mettre son grain de sel, d'une manière ou d'une autre, dans les téléphones portables. En bas de gamme, la complémentarité entre les puissants GPU de Nvidia et les cœurs de microcontrôleurs Cortex-M est plus difficile à envisager, sauf à imaginer des déclinaisons GeForce ultra-compactes à faible consommation qui ne sont pour l'instant pas à l'ordre du jour. C'est dans ce secteur, étiqueté selon les modes « embarqué », « objets connectés » ou « edge computing », que les synergies entre Nvidia et Arm sont le moins évidentes, mais c'est aussi là que se situent les plus gros volumes de vente et d'énormes débouchés futurs pour l'intelligence artificielle si chère à Nvidia. SOFTBANK, PRINCIPAL GAGNANT ? Dans une transaction d'une telle ampleur et à l'issue encore incertaine, il n'est pas toujours évident de décréter qui sont les vainqueurs et qui sont les perdants. En première analyse, SoftBank réalise une bonne affaire. Après seulement trois ans, la société du turbulent Masayoshi Son va revendre Arm (enfin, un peu plus de 90 % d'Arm) en réalisant une plus-value substantielle avoisinant les dix milliards de dollars. Pour Nvidia, on l'a vu, les possibilités technologiques sont nombreuses. L'affaire aurait déjà du sens si l'américain se contentait de maintenir en l'état le modèle économique d'Arm (qui doit rapporter plus d'un demi-milliard de dollars de bénéfices nets chaque année) tout en intégrant des Cortex dans ses processeurs graphiques sans en payer licences et royalties. L'avenir dira si Nvidia exploitera la technologie Arm dans d'autres domaines (40 Md$ peuvent justifier de grandes ambitions), que ce soit dans les PC, les smartphones ou les objets connectés. Aussi énorme soit-il, le montant du rachat peut s'avérer cohérent si cette fusion porte de beaux fruits ; il en sera autrement si les concurrents de Nvidia finissent par délaisser l'architecture Arm et si la Chine se méfie du géant ainsi créé (la pagaille régnant dans la joint-venture chinoise d'Arm étant un autre problème à régler). Pour Arm, l'avenir semble pour le moins contrasté. SoftBank avait maintenu la neutralité participant à sa domination quasi-totale du marché des processeurs embarqués ; celle-ci risque aujourd'hui de disparaître. Quant aux promesses de Nvidia concernant la préservation des emplois britanniques d'Arm et l'injection massive d'investissements locaux, elles n'engagent que ceux qui les écoutent, et l'histoire des grands rachats industriels est jonchée de contrats de mariage écrits à l'encre sympathique. LE RISC-V EN EMBUSCADE La même incertitude entoure les clients d'Arm, a fortiori ceux qui se retrouvent en concurrence avec Nvidia sur des marchés comme l'intelligence artificielle ou l'automobile. On pense par exemple à AMD ou Qualcomm qui, jusqu'ici, bénéficiaient d'une double compétence assez rare en moteurs graphiques et en cœurs de processeurs, et qui d'un coup se voient rejoints par Nvidia/Arm, sans parler d'Intel qui tente également de booster ses propres GPU. Notons pour finir qu'un tel rachat serait une aubaine pour les promoteurs de l'architecture open source RISC-V, de plus en plus considérée comme une alternative crédible (et gratuite) aux cœurs Arm. Ces derniers constituaient jusqu'à présent une valeur sûre dotée d'un gigantesque écosystème justifiant le prix des licences et royalties, mais si leur avenir semble toujours imprévisible au-delà des 18 mois nécessaires pour boucler ce rachat, certains utilisateurs pourraient réévaluer RISC-V à la hausse. DES RÉACTIONS TRÈS CONTRASTÉES • « La combinaison du savoir-faire de Nvidia en IA et du vaste écosystème de processeurs Arm sera source de nombreux bénéfices pour les deux sociétés, leurs clients et l'industrie dans son ensemble. » – Jensen Huang, CEO de Nvidia • « Notre vision commune, basée sur l'omniprésence du numérique pour résoudre des questions allant du dérèglement climatique à la santé en passant par l'agriculture ou encore l'éducation, nécessite de nouvelles approches matérielles et logicielles et un engagement R&D à long terme. » – Simon Segars, CEO d'Arm • « C'est un désastre absolu pour Cambridge, le Royaume-Uni et l'Europe. Des milliers de salariés vont perdre leur emploi à Cambridge, Manchester, Belfast et Warwick quand Nvidia décidera de rapatrier le siège d'Arm aux États-Unis. » – Hermann Hauser, cofondateur d'Arm • « Arm est un succès britannique majeur, et le gouvernement ne fait absolument rien pour empêcher qu'il ne soit avalé par Nvidia ; il faut imposer des protections légales pour conserver les emplois et la capacité de décision au R.-U. comme lors du rachat par SoftBank. » – Ed Miliband, secrétaire d'État aux Entreprises, à l'Énergie et à la Stratégie industrielle du cabinet fantôme britannique.

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